LES CARNETS DE ROUTE

SUR LA ROUTE...  |  LES REVIEWS  |  LES INTERVIEWS

> retour sommaire

De Nachten
06/11/2009
De Singel - Antwerpen (B)

On n’oublie jamais la première fois ; voilà un adage que les Three Trapped Tigers ont eu tout loisir de vérifier à Anvers, à l’occasion de la date de lancement de leur première tournée Européenne. Tout d’abord, le cadre, véritablement exceptionnel, de ce festival qui présente là sa 14ème édition, est de ceux qui marquent les esprits, que l’on soit artiste ou spectateur. Durant 3 nuits, ce sont les milliers de mètres carrés du Conservatoire de la capitale Flamande que l’équipe du De Nachten investit et transforme en espace dédié à l’art d’aujourd’hui, sous toutes ses expressions : cinéma, théâtre, littérature (par le biais de lectures), peinture, vidéo, performances diverses et variées et, bien sûr, musique.


Le passage de nos 3 tigres fraîchement débarqués de Londres est programmé dans la salle Three Trapped Tigersrouge, un auditorium de 800 sièges, à l’acoustique simplement extraordinaire, bref, le genre de lieu dans lequel tout artiste rêve de se produire. Malheureusement, l’entrée en scène du trio s’opère de façon plutôt laborieuse pour ne pas dire catastrophique. Seule une petite vingtaine de spectateurs constitue alors l’assistance ! ce qui fait vraiment peu. Mais c’est peut-être un mal pour un bien, car Matt Calvert s’aperçoit très vite qu’il lui manque un instrument assez essentiel, en conséquence de quoi il s’en retourne au petit trot vers les coulisses, laissant ses deux compères seuls au beau milieu de la scène immense. Deux minutes plus tard, le revoilà, avec sa guitare à la main, mais cette fois, c’est l’ordinateur qui refuse de démarrer. C’est donc reparti pour quelques minutes de silence de plus, que quelques rires étouffés commencent à émailler. Forcément, on se dit que ça commence bien mal, d’autant que ce côté très « amateur » ne colle définitivement pas avec le son ultra-travaillé auquel la formation nous a habitué sur CD. Mais, Tom Rogerson finit par trouver la parade et place une improvisation aux claviers, sorte de longue introduction au titre #6 ouvrant leur second EP paru fin août, et le set démarre enfin, après un blanc de plus de 5 minutes tout de même.  

Disons-le franchement, cet incident technique pèsera bien peu et sera très vite relégué au rang de la simple anecdote, tant les 3 musiciens font preuve d’une totale maîtrise de leurs instruments respectifs et du son qu’ils en tirent. Tous sont passés par le jazz, avant de se rencontrer et de produire ensemble ce math-rock à l’esthétique très recherchée, et cela s’entend ! Loin de toute velléité de démonstration, les 3 garçons n’en allongent pas moins de somptueuses phrases musicales d’une complexité à couper le souffle, construisant et déconstruisant sans cesse un univers sonore en perpétuelle (r)évolution. Les compositions des Three Trapped Tigers ne présentent pas un état achevé de la musique : elles incarnent au contraire le mouvement permanent, l’éruption, l’effervescence. De fait, ce n’est pas à une prestation que nous assistons, mais plutôt à une conversation nourrie, entre 3 individus à l’esprit à la fois vif et subtil, tout à fait libérés des contraintes de genres et d’étiquettes. De vrais jazzmen donc ! Mais des jazzmen qui ont apprivoisé l’électricité et l’électronique pour donner une couleur plus contemporaine à leur discours musical.

Entre-temps, le parterre s’est bien garni et les salves d’applaudissements qui ponctuent les titres sont de plus en plus soutenues. Tom Rogerson est visiblement touché de cet accueil et les mots lui manquent pour exprimer tout le bien qu’il pense de ce concert et, surtout, de ce festival qui leur offre de si belles conditions de jeu. En une cinquantaine de minutes, servi par un son exceptionnel et un jeu de lumières tout en nuances, le groupe revisite les titres des 2 Eps publiés sur Blood and Biscuits ; en attendant le 3ème et dernier élément de ce triptyque, prévu pour le printemps 2010. On quitte la salle rouge, les sens un peu chamboulés il faut bien le reconnaître, avec la certitude d’avoir assisté à quelque chose de tout à fait unique, un instant rare qui donne spontanément envie de dire : j’y étais ! Une performance incandescente, qui place d’emblée la barre très très haut !

Dans le couloir menant à la salle bleue, la file d’attente pour le concert de Madensuyu est déjà très longue, à tel point que l’on se demande si tout le monde pourra rentrer, car cette année, le public n’est pas disposé sur le parterre mais sur la scène, plus exactement dans les gradins qui accueillent habituellement les musiciens des orchestres de musique symphonique. Il faut dire que le duo originaire de Gand présente ici son tout nouveau projet intitulé Collapsing Stories.


Stijn Ylode de Gezelle et PJ Vervondel sont installés, face à face ; un écran blanc les sépare, à Madensuyul’arrière-plan ; les deux hommes sont en pleine concentration tandis que les spectateurs prennent place, se serrant jusque dans les moindres recoins et empiétant même sur l’espace constituant la scène.

Avec un petit quart d’heure de retard sur l’horaire prévu, le noir se fait, et le générique d’introduction à ce poème sonore et visuel défile sur l’écran. Plus proche du photo-montage que du film à proprement parler, même si la juxtaposition d’images d’un même plan tirées sous des lumières ou des angles très légèrement différents finit par créer une impression de mouvement, Collapsing Stories est en fait une collection de saynètes que Madensuyu met en musique.

Si le projet dans sa globalité s’avère très réussi, il faut tout de même reconnaître que le mariage entre son et image n’est pas toujours très probant. En revanche, ce qui est sûr, c’est que cette configuration de jeu très particulière convient à merveille à l’univers musical développé par le duo. Leur rock à la fois sombre et nerveux se teinte de tension vive et d’âpreté ainsi interprété à la manière de ces musiciens qui accompagnaient les films muets au tout début du cinéma. Les nappes de guitare saturée, qui évoquent assez l’image d’un couvercle s’abaissant sur un espace restreint, et les salves de percussions d’une finesse qui n’a d’égale que la puissance, entretiennent à la perfection l’atmosphère de contraction voire de crispation qui règne dans la salle bleue. L’art de Madensuyu tient dans cette capacité qu’ont les deux hommes à travailler des lignes musicales tout en nuances, qui vont crescendo et dont on se dit qu’elles vont forcément conduire à un véritable déchaînement, un déluge de notes et de cris mêlés, mais qui, contre toute attente, n’explosent jamais vraiment et restent finalement soigneusement contenues. Certes, Stijn laisse échapper quelques ruminations hargneuses, quelques cris rauques parfois, mais cela reste une musique intensément intérieure, souterraine et terriblement tourmentée, une sorte de hardcore alternatif qui s’autoriserait quelques incursions du côté de l’expérimental.

Ce sera en fait la toute dernière note qui libèrera instantanément la salle bleue de cette tension ambiante, lorsque Stijn Ylode de Gezelle et PJ Vervondel se lèveront de leur siège, épuisés mais ravis, et regagneront les coulisses sous une ovation debout amplement méritée. Un très grand moment !

Attention ! un Belge peut en cacher un autre ! C’est ce que nous allons pouvoir vérifier une fois Lyennregagnée la salle rouge où la prestation de Lyenn est déjà bien entamée. Ce jeune chanteur Bruxellois est encore un parfait inconnu pour nous Français, ainsi que pour bon nombre de Belges également semble-t-il, mais gageons qu’il ne le restera pas longtemps. Assis sur une chaise, les jambes serrées, dans une posture qui rappelle David Eugene Edwards (WovenHand), la fureur contenue en moins, Lyenn pose sa voix grave et profonde avec une simplicité et un naturel désarmants, toujours à cheval entre candeur et nonchalance un rien désabusée. Accompagné d’une seconde guitare, d’une clarinette basse, d’une batterie et d’une basse (tenues respectivement par Ches Smith et Shahzad Ismaliy, tous deux membres de Ceramic Dog aux côtés de Marc Ribot, excusez du peu !), l’Anglo-Belge déploie un rock-folk intimiste et sombre, dont les sonorités râpeuses évoquent bien plus des territoires tels que La Nouvelle Orléans, sa chaleur moite et ses bayous infestés de crocodiles, que le plat pays que nous aimons tant. 

Lyenn conclut son set avec la manière et remporte un franc succès auprès du public. Nous en avons vu trop peu pour nous forger une opinion tranchée, mais suffisamment pour affirmer sans réserve que nous reverrons ce jeune homme très bientôt, dans des conditions permettant de lui accorder toute l’attention qu’il mérite.

Comme c’est très souvent le cas avec les formations originaires du Danemark, c’est un Efterklangmonde très onirique que la musique d’Efterklang dessine. Bien moins sombre et torturé qu’Under Byen et plus enlevé qu’Our Broken Garden, c’est dans les contes et la poésie enfantine que le septet puise son inspiration. Ainsi, chaque musicien semble incarner un personnage tout droit issu de l’imaginaire d’Hans Christian Andersen, et la scène prend très vite des airs de jardin merveilleux. Aux instruments « traditionnels » (guitare, batterie, claviers) s’ajoutent, tantôt un saxophone, tantôt une trompette, tantôt un fifre ou encore des maracas, ce qui renforce un peu plus encore cette impression d’univers féerique. C’est un espace d’une liberté totale, entièrement dédié à la rêverie et aux songes, qu’Efterklang recrée le temps d’un concert.

Tels les grands enfants qu’ils ont su rester, les 7 musiciens prennent un plaisir manifeste à se produire sur scène, s’amusant beaucoup, entre eux et avec le public aussi. Ainsi, après que le chanteur ait eu confirmation des spectateurs qu’ils l’entendaient sans micro, ses 6 partenaires de jeu le rejoignent en front de scène et tous se lancent dans une brève interprétation a capella, qui se conclut logiquement par un tonnerre d’applaudissements.

2 nouveaux titres sont interprétés en milieu de set. D’un format plus conventionnel et de facture plus pop, sans pour autant rompre avec la touche Efterklang, ils laissent augurer du meilleur pour le successeur de Parades, l’excellent dernier opus paru en 2007 et récemment revisité en version symphonique, à l’occasion d’un concert exceptionnel avec le Danish National Chamber Orchestra (plus de 50 musiciens sur scène, s’il vous plaît). Par parenthèse, le très beau CD/DVD qui est sorti récemment, en guise de témoignage à cet événement tout à fait exceptionnel, constitue une excellente introduction pour ceux qui voudraient rentrer en contact avec l’univers des Danois. 


Malheureusement, festival oblige, le set ne durera qu’une toute petite quarantaine de minutes, laissant un goût de trop peu au public qui continue de rappeler, en vain, les 7 d’Efterklang bien après le rallumage des lumières dans la salle. On prendra donc cette performance comme une mise en oreilles pour la tournée qui accompagnera le nouvel album à venir !

Une excellente soirée, en résumé, placée sous le signe de la découverte tous azimuts, qui a vu se côtoyer amateurs avertis, férus de sons ultra-pointus, et curieux d’un soir, le tout dans la bonne humeur et la convivialité. Comme toujours en Belgique, serait-on tenté d’ajouter…


Olivier Bodart


photos