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Sonic City Festival
04/04/2009 - 05/04/2009
De Kreun - Kortrijk (B)

Deuxième édition pour ce Sonic City organisé par l’équipe du De Kreun de Kortrijk.

Sonic City curated by DÄLEKDe quoi s’agit-il exactement ? D’un simple festival de plus, qui se démarquerait éventuellement de part sa position sur le calendrier, de part son format in-door aussi ? Le Sonic City se déroule sur 2 jours ― 3 si l’on inclut la soirée d’ouverture ― et propose un total de 16 concerts d’une durée allant de 30 à 75 minutes. Mais la vraie originalité de la manifestation tient dans son concept qui consiste à confier la programmation à un artiste. Cette année, c’est Dälek qui a été retenu pour élaborer l’affiche qui complètera sa propre prestation en headlining du premier jour. Voyons donc d’un peu plus près ce que le New-Yorkais nous a concocté !

Le De Kreun est encore très clairsemé lorsque les Belges de Zucchini Drive entrent en Zucchini Drivescène. Mais il est vrai que nous sommes samedi, qu’il est à peine 14h15 et que dehors il fait grand beau. Cela n’empêche cependant pas les 5 hommes de construire un set de fort bonne facture, entre hip-hop et électronica, qui laisse augurer du meilleur pour la reste de la journée.

Viennent ensuite Wajid Yasseen, Alice Kemp & Yoshi Shinagawa les 3 « noisicians » de Uniform. L’ambiance est la concentration sur scène, pour ce trio qui délivre une électro cérébrale et subtile, au confluent de la musique contemporaine et des expérimentations à la Robert Fripp & Brian Eno. Quelques instruments surprenants dans ce contexte de machines (trombone, clochettes, pédale charleston) font irruption au milieu des nappes électroniques tirant vers l’ambient, et apportent une touche organique bienvenue. Uniform propose une musique intellectuellement fascinante, qui flirte parfois avec les limites de l’abscons sans jamais toutefois les dépasser. Le public ne s’y trompe pas et réserve une chaleureuse ovation à la formation originaire de Londres.

La scène n’est pas assez grande, visiblement, pour Giovanni Marks (aka Subtitle), qui Subtitles’approprie également une bonne part de la salle du De Kreun, faisant ainsi reculer le public de plusieurs mètres. Pourvu d’un seul micro, d’un petit Apple et d’une faconde sans pareille, l’homme se lance dans une prestation qui tient plus du one-man show que du concert. Entre rap acerbe, freestyle plus ou moins maîtrisé et spoken word arrosé à la vodka, Subtitle délivre un set décousu et, forcément, unique. On a souvent l’impression que l’homme s’adresse davantage à son ami Alap Momin (aka Oktopus, le producteur de Dälek), qui se tient aux côtés de DJ Markus dans le fond de la salle, qu’au public ; mais au moins ne pourra-t-on pas lui reprocher de reproduire à l’identique une prestation archi-répétée.

Revoilà les 3 de Uniform, transformés en 2nd Gen cette fois, pour un set de quarante 2nd Genminutes qui propose une musique uniquement électronique appuyée par une guitare couplée à un ordinateur. On reconnaît instantanément la patte de ces instrumentistes-bidouilleurs de sons. Mais là, nous avons affaire à des compositions qui privilégient l’intensité sur la complexité, même si nous restons tout de même à des années lumière de l’électro neutre et consensuelle estampillée dance-floor. 2nd Gen développe une architecture sonore qui emprunte à l’électro-indus façon Front Line Assembly ou Skinny Puppy. Les nappes d’infra-basses font trembler le De Kreun jusque dans ses fondations et supportent à merveille les adjonctions bruitistes générées par un arsenal de machines. Pour la seconde fois de l’après-midi, le trio se taille un fort joli succès et conclut sa prestation sous une ovation bien méritée.

Ce n’est pas seulement un musicien qui se présente ensuite sur la scène du De Kreun, Charles Haywardc’est aussi une apparition, un doux-dingue venu d’ailleurs en même temps qu’une légende de la batterie qui avoisine tout de même les 35 ans de carrière. Charles Hayward est un homme habité, cela ne fait aucun doute. Il faut le voir s’affairer autour de son équipement constitué d’une batterie, de micros et quelques pédales commandant des machines disposées sur des chaises. Et nous sommes nombreux à avoir quelque chose à regarder sur le bout de nos chaussures lorsqu’il se précipite en front de scène pour invectiver l’ingénieur du son qui, semble-t-il, ne fait pas les réglages assez bien ou assez vite. Mais, une fois lancé son set, par le très opportun My Madness (!!!), l’homme n’existe plus que par et pour le son qu’il produit. Il se livre avec une sincérité incroyable à un public partagé entre incrédulité et admiration. Et si son rock-prog teinté d’électro ne convainc qu’à moitié parfois, le drums clinic qu’il assure durant une quarantaine de minutes met quant à lui tout le monde d’accord, car Mr. Hayward est un fichu bon batteur, doté d’une frappe à la fois sèche et subtile comme on n’en entend pas tous les jours. Un set rafraîchissant et extrêmement réjouissant, donc.

Difficile de succéder à un tel concentré de talent, d’originalité et de sincérité. Le mieux, dans ce genre de situation, est encore de mettre la barre à 180° et de passer à tout autre chose. C’est sans doute ce qu’a pensé Dälek en programmant Candie Hank à la suite de Charles Hayward. Malheureusement, le jeune Berlinois ne parvient pas à emporter l’adhésion avec ses boucles techno-house mâtinées de hardcore, et ce malgré un matériel imposant appuyé par de nombreuses projections vidéo. Le seul vrai faux-pas du jour.

Scorn annulé à la dernière minute, c’est aux Belges d’Amenra que revient la lourde charge de combler la case vacante de co-headliner. Ici, aucune machine sur scène, mais du matériel « standard » (un kit batterie, deux guitares, une basse, quelques micros, des amplis…) dont on se dit tout de même en le voyant installé qu’il ne doit probablement pas servir à produire de la ritournelle de fin de banquet. Et, effectivement, c’est de métal dont il s’agit ici, de métal très très lourd. Avec ses nappes massives de guitares saturées, sa batterie puissante et pesante comme un mécanisme réglé au millimètre et son « chant » entre hurlements et expectorations, le son d’Amenra rappelle beaucoup celui que développent les Américains d’Isis. Les 5 hommes jouent dans une quasi-obscurité durant les 50 minutes que dure leur set, avec pour seuls éclairages quelques tubes néons blancs posés à ras de la scène et la lueur diffusée par l’écran de projection suspendu derrière le batteur. A défaut d’avoir supplanté Scorn, Amenra est au moins parvenu à le remplacer avec la manière, ce qui n’est déjà pas si mal !

Vient enfin le tour de Dälek, fournisseur en très gros son depuis 1998, et, Dälekexceptionnellement, programmateur de ce Sonic City ― un programmateur au goût très sûr comme nous avons pu le noter tout au long de cette première journée ! Le grand sorcier Dälek, assisté de ses deux acolytes de scène, touille le chaudron du De Kreun avec son savoir-faire inimitable : une pincée de metal par-ci, un zeste de hip-hop par-là, un peu de rap et de slam aussi et, surtout, de bons gros beats électro pour lier le tout, et c’est de la lave en fusion qui s’écoule des racks d’enceintes durant 75 minutes. Le public, qui vient pourtant d’encaisser près de 10 heures non-stop de décibels, ne s’y trompe pas et manifeste un enthousiasme ardent tout au long du set, avec une mention particulière pour les rappels qui prennent des allures de concours de headbanging et de saut sur place.

Il est 23h30, fin du premier acte de ce Sonic City cru 2009. On ne peut que saluer l’organisation sans failles assurée par le De Kreun (8 groupes se sont tout de même succédés et les quelques minutes de retard sont dus aux seuls rappels que Dälek a bien voulu jouer !). Quant à la programmation, si l’on excepte la prestation canular de Candie Hank, force est de constater qu’elle est le fruit d’une intense réflexion, ainsi que le suggèrent d’ailleurs les flyers de la manifestation, sur lesquels on peut voir une main armée d’un marqueur qui pose en plusieurs temps les noms des artistes dans les cases d’un liner. Ici, on est très loin de l’habituelle juxtaposition à la va-vite de noms de groupes à la manière d’une liste de courses ! Il y a une vraie intelligibilité dans ce programme qui est allé crescendo tout au long de la journée. A ce stade, il ne reste plus qu’à espérer que la suite sera du même niveau !

La bonne surprise du deuxième jour est affichée sur la porte d’entrée du De Kreun : Sold Out annonce fièrement les organisateurs ; comme quoi on peut proposer une programmation exigeante et attirer le public, même si, à l’échelle de la salle Courtraisienne, « complet » équivaut à plus ou moins 300 spectateurs.

C’est à l’Américain Oddatee que revient le privilège d’ouvrir les festivités. En bon MC qui se respecte, l’homme se présente seul sur scène, armé d’un micro, d’un Apple portable et de ses tripes. C’est lorsque le hip-hop sait se faire l’écho d’une hargne intérieure et d’une violence contenue qu’il est le plus efficace. Oddatee l’a parfaitement compris, au contraire de son collègue Subtitle. Il délivre un set tout en intensité, teinté de mélancolie sourde, à des kilomètres des clichés véhiculés par le genre lui-même. Une excellente prestation, qui dessine un trait d’union fort judicieux entre un samedi plutôt orienté hip-hop électro et ce dimanche que l’on pressent plus électrique.

Sans transition ni temps mort, Destructo investit la scène du De Kreun. Son complice Joshua Booth étant absent, Mike Mare assurera donc le set seul, assisté par un ordinateur et un rack de pédales. Le New-Yorkais, qui officie également aux côtés de Dälek, prouve qu’il est aussi à l’aise avec les guitares saturées qu’avec les nappes ambient qu’il déploie durant une petite demi-heure. Destructo, comme son nom ne l’indique pas, propose une musique à écouter les yeux fermés, une vraie musique à rêver. Un joli set tout en douceur donc, pour préparer les tympans des spectateurs à la furie sonore à venir.

Changement radical de scène (exit les tables encombrées d’électronique) pour un Guapochangement tout aussi radical de genre. Les 4 de Guapo, quant à eux, distillent une musique à forte teneur en harmonies et ambiances dérivées des années 70, qui évoque à la fois Magma, le Mahavishnu Orchestra, Univers Zéro ou encore le Miles Davis de la période électrique. Composée d’un claviériste, d’un guitariste, d’un bassiste et d’un batteur, la formation originaire de Londres déploie un son massif et prend le temps de planter un paysage musical singulier, volontiers décalé pour ne pas dire anachronique, à grand renfort de titres dépassant allègrement la dizaine de minutes. L’attitude des 4 musiciens, qui portent tous un tee-shirt noir orné de verroterie et de brillants, renforce le côté étrange, un peu baroque, des compositions. A mi-chemin entre progressif, space-rock et expérimental, Guapo délivre une performance impressionnante à tous points de vue et remporte un succès mérité auprès du public.

Joshua Booth ayant fait défaut, c’est Bong Ra qui le remplace au pied levé. Le Néerlandais, très concentré, se campe derrière ses machines et lance un set à 100 à l’heure ― ou à 666 MPH plutôt ! Entre rythmes tribaux et salves soniques générées par ordinateur, Bong Ra développe une électro puissante et ténébreuse, éclaboussée de métal, de dub, d’indus et d’emo. Une bonne part du public semble s’être laissée tenter par le soleil qui baigne les rues aux alentours de la salle ; mais ceux qui ont préféré l’obscurité du De Kreun ne l’ont pas regretté, à l’instar d’Alice Kemp de Uniform qui a passé l’intégralité du set à remuer en front de scène, un verre de bière à la main.

C’est au tour d’Action Beat d’entrer en piste, maintenant. Il s’agit d’un collectif de 7 Action Beatjeunes Anglais qui donnent dans le rock énervé et qui, c’est bien le moins que l’on puisse dire, sont animés d’une furieuse envie de jouer. Mais, passée la surprise première que constitue la présence de 2 batteries et de 4 guitares, on se rend très vite compte qu’il ne se passe pas grand chose sur cette scène où les 7 énergumènes se démènent pourtant comme de beaux diables pour occuper l’espace ― pour détourner l’attention des spectateurs ? Ministry avait aussi, en son temps, expérimenté une formation à deux batteurs ; mais c’était pour insuffler un véritable double rythme aux compositions. Dans le même ordre d’idées, on pourrait citer encore Oceansize, qui compte 3 guitaristes ; mais là aussi, chaque instrumentiste a une fonction bien précise et parfaitement identifiable. Ici, les 2 batteurs cognent en rythme et les 4 guitaristes exécutent peu ou prou les mêmes riffs en barré. Dès lors, si l’on ne garde que le son et uniquement le son, les Action Beat pourraient bien recruter 10 batteurs et 20 guitaristes que cela ne changerait rien ! Des danseuses, peut-être ? Ou un vrai projet musical, selon…

Heureusement, les Italiens de Zu qui viennent ensuite constituent le contre-pied parfait à Zuce que nous venons de voir et d’entendre. Remarqués par le très exigeant Mike Patton ― qui a d’ailleurs fait publier leur dernier opus en date, Carboniferous, sur son label Ipecac ―, le trio développe un math-rock à la fois alambiqué et percutant, qui emprunte aussi bien au progressif qu’au métal ou au jazz. Dire que le groupe est attendu est un euphémisme, et ce d’autant plus que les 3 musiciens sont sortis du taxi qui les conduisait de l’aéroport… 10 minutes à peine avant l’heure prévue de monter sur scène ! Mais cela ne semble pas les stresser outre mesure, ni ne les empêche d’échanger accolades et plaisanteries avec Alap Momin sorti spécialement du De Kreun pour les accueillir sur la rue, au beau milieu des fans (c’est comme ça que ça se passe en Belgique : artistes, techniciens et spectateurs sont tous là pour une cause commune, alors à quoi bon faire des manières ?). En conséquence, c’est devant un De Kreun déjà bondé que le groupe procède à l’installation et au réglage de son matériel. Et lorsque le set démarre enfin, la salle explose et le public se met à remuer frénétiquement malgré la chaleur et le manque d’espace. Un très bel exemple d’osmose entre musiciens et spectateurs donc, et un set remarquable de justesse et d’ingéniosité !

Après une telle furie dévastatrice, on se disait que la barre ne pouvait pas être placée plus Small Silenceà l’Ouest. C’était sans compter sur Small Silence, un super-groupe composé de Mats Gustaffson au saxophone, de Terrie Ex à la guitare, de Paal Nillsen-Love à la batterie et de Massimo Pupillo à la basse, qui n’a même pas le temps d’éponger la sueur qu’il vient de laisser à la scène du De Kreun avec ses complices de Zu ! Là encore, on ne lésine pas sur l’énergie ni sur le talent. Le plaisir d’être en scène et de jouer face à un public est évident et peut se lire sur le visage de chacun. Ce que l’on peut comprendre au demeurant, parce qu’avec un Suédois, un Néerlandais, un Norvégien et un Italien, on imagine aisément que ces 4 là ne se rencontrent pas tous les jours. Au fil d’une prestation brillante qui fait la part belle à l’improvisation, le quatuor pousse ses explorations sonores jusqu’aux confins du rock expérimental et du free-jazz et délivre des compositions extrêmement complexes que même les tympans les plus avisés ont quelques difficultés à apprécier parfois, surtout après une vingtaine d’heures cumulées de décibels.

Earth vient enfin, ultime groupe programmé par Dälek pour cette édition 2009. Les 4 musiciens prennent leurs marques sur la scène du De Kreun avec décontraction, pour ne pas dire nonchalance. Don sirote une Duvel entre deux réglages, Dylan accorde sa guitare dans son coin, Steve hésite quant à la disposition de ses claviers : ici ? là ? non ici finalement ! ou là peut-être… tandis qu’Adrienne mime les gestes qu’elle accomplira ensuite réellement afin de vérifier l’inclination des toms de sa batterie. Quand ils sont prêts, sans transition aucune et sans avertir le technicien chargé de l’extinction des lumières dans la salle, le groupe lance les premiers accords de Omens and Portents II, issu de leur dernier opus en date. Les 4 musiciens ne se contentent pas d’interpréter des titres choisis parmi leur imposant back-catalog, ils construisent note après note un véritable univers sonore, au détour duquel se dessinent, ici une bourgade abandonnée en plein désert, écrasée sous un soleil brûlant, là un paysage de marécages plongé dans une torpeur moite… Earth déploie un son lent, épais, hiératique même, et compose la bande originale d’un film qu’il appartient à chaque auditeur de réaliser pour lui-même ― mais Jim Jarmusch, Abel Ferrara ou encore David Lynch pourraient fort bien se charger de la mise en images ! En 60 minutes, les Américains posent un point final de toute beauté à cet excellent week-end musical frappé du sceau de la qualité et de la diversité.

Ce Sonic City se clôturera encore par l’annonce d’une excellente nouvelle : le cru 2010, qui se tiendra dans le nouveau De Kreun en chantier actuellement dans le centre de Kortrijk, aura pour curateurs les Américains de Deerhoof ! A l’année prochaine donc !

Olivier Bodart


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