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Woven Hand
22/11/2008
Stadsschouwburg - Kortrijk (B)

Il est 22h05, les lumières décroissent doucement sur le Schouwburg, élégant théâtre tendu de velours rouge et coiffé d’un somptueux plafond en verrière. David Eugene Edwards investit la scène avec une détermination affichée, tel celui qui sait ce qu’il veut et qui sait également vouloir sans retard. La démarche est franche et assurée ; le regard, qu’il darde sur l’assistance, clair et perçant. De telles entrées en scène, sans ambages, sans fioritures, sont assez rares, et, spontanément, je pense aussitôt à ce concert de Rollins Band auquel j’ai assisté une dizaine d’années plus tôt ― lors d’un festival durant lequel, coïncidence, se produisait également un certain groupe répondant au nom de Sixteen Horsepower ! La manière d’aller au-devant du public et de s’approprier l’espace, la fougue et l’énergie aussi, sont assez similaires, je trouve ― toute comparaison entre Henry Rollins et David Eugene Edwards s’arrêtant cependant là.

Ordy Garrison prend place derrière ses fûts, tandis que le maître de cérémonie sélectionne une guitare dans le rack disposé sur la scène à côté des amplis. Pour l’heure, les spectateurs sont encore dans la réserve, un peu comme des invités qui découvrent leur hôte.

Une fois son choix fait, David Eugene Edwards rejoint le tabouret installé face à un double micro, il s’assoit, branche son jack, lance un good evening sec comme un coup de fouet ; il procède encore à quelques réglages tandis qu’une phrase musicale, sorte de rumination sourde, monocorde, hypnotique, envahit crescendo l’espace, telle une invitation à la transe. Lorsqu’il est prêt, David Eugene Edwards lève le front dans le faisceau de lumière blanche qui le baignera sans varier d’intensité durant toute la soirée, il esquisse une première brève incantation, comme l’entame d’une prière intérieure qui jaillira par bribes convulsives au fil du set, puis il entonne As I Went Out One Morning, une reprise de Bob Dylan. L’entrée en matière est plutôt surprenante, et vraisemblablement assez largement improvisée puisque, vérifications faites a posteriori, ce titre ne figurait pas sur la setlist officielle.

Peter van Laerhoven et Daniel Humbert rejoignent donc leur poste en deux temps, respectivement à la seconde guitare et à la basse, pour un Kicking Bird intense qui voit le niveau sonore augmenter très sensiblement ; The Beautiful Axe, qui vient ensuite, achève de lancer tout à fait le set. David Eugene Edwards égrène alors les titres avec une fluidité, une précision et une puissance ahurissantes, sans jamais donner l’impression de forcer son talent. Tantôt guerrier aux abois sous le halo de lumière crue dont il semble se nourrir lorsqu’il psalmodie quelque chant Sioux, tantôt prédicateur redneck quand, armé d’une guitare, d’une mandoline ou encore d’un accordéon, il officie penché sur l’un ou l’autre de ses micros, David Eugene Edwards s’abandonne et se donne sans calcul, comme s’il n’était au fond qu’un média entre le feu intérieur qui l’anime visiblement et la magie sonore qu’il restitue. Totalement habité par son art, il se frappe les cuisses à coups de poing, se prodigue d’étranges massages sur le front, le nez, la bouche, effectue toute sorte de mouvements insolites, étirements, ondulations, reptations, sans toutefois quitter son siège, à tel point qu’il en oublie presque la corde qui vient de casser sur sa Gretsch rouge, au beau milieu de l’envoûtant Tin Finger ― le voit-il vraiment, ce roadie accouru des coulisses à son secours, sur lequel il porte un regard halluciné sans cesser de chanter ? ce n’est pas sûr… Il y a chez cet homme quelque chose qui tient de la férocité contenue, une forme de grâce animale, une spontanéité brute exempte de tout compromis, de toute concession : David Eugene Edwards ne se livre à aucune tentative de séduction, n’est pas complaisant, ne sourit pas, il est ainsi, tel quel, sincère et entier, à prendre ou à laisser en somme.

Cohawkin Road, Horsetail, Kingdom of Ice, les titres issus de Ten Stones, le dernier opus en date, défilent, entrecoupés de morceaux plus anciens, tels les incontournables Whistling Girl et Dirty Blue. Le groupe bâtit un set sans failles, d’une simplicité que l’on qualifierait volontiers d’évidente tant il apparaît clairement que la musique se suffit à elle-même et ne nécessite aucune scénographie particulière, et pourtant ce qui se trame là, ce soir, relève plus du miracle en train de s’accomplir que de la simple représentation parfaitement maîtrisée et exécutée par un collectif de musiciens chevronnés. La seule conjonction de talents complémentaires, doublée d’un sens aigu de la mise à disposition de soi au profit d’un tout à construire, n’explique pas tout ; il y a ici quelque chose de plus, quelque chose qui a à voir avec l’émotion pure, quelque chose qui touche à l’indicible, au sacré.

Le public, d’abord attentif, plonge peu à peu dans une ferveur extatique qui évoque davantage la participation active à quelque culte tribal que la simple assistance à un spectacle vivant. Dans le clair-obscur qui nimbe le parterre du Schouwburg, on distingue des têtes qui dodelinent avec vigueur, des bras qui se lèvent subrepticement et battent la mesure dans l’air, des corps qui se balancent frénétiquement sur leur siège…

Les applaudissements ponctuant chaque morceau sont de plus en plus nourris et c’est sous une véritable ovation debout que David Eugene Edwards et ses trois comparses sortent de scène après 1h30 d’offrande sonore et visuelle. Les enceintes diffusent un chant Indien qui indique que la célébration va se poursuivre encore un peu ― comment les choses pourraient-elles en rester là, d’ailleurs ?

Retour sous les acclamations de la foule après un break très bref, le groupe puise à nouveau dans le très sombre Mosaïc, paru en 2006, et délivre une version étourdissante de Deerskin Doll. Puis, David Eugene Edwards s’empare de son accordéon et lance l’intro de American Wheeze, ce qui entraîne quelques cris ravis ici et là. Ce sera la troisième et dernière incursion dans le répertoire de feu Sixteen Horsepower, après Splinters et Horse Head Fiddle. Cette fois, il semble bien que l’on soit arrivé au terme du voyage en territoire Edwardien. Les quatre Wovenhand saluent leur public avec une émotion visible, avec une grande humilité aussi, puis ils quittent la scène sous un déluge de cris et d’applaudissements dont on devine d’ores et déjà qu’il ne tarira pas comme ça, sous l’effet d’un simple rallumage des lumières. Un roadie surgit alors et entreprend d’éteindre les amplis avec ostentation, manière de signifier que, oui, c’est fini ! mais le public ne l’entend décidément pas ainsi et continue de rappeler David Eugene Edwards et les siens, avec une insistance rare, et c’est le public qui l’emporte finalement : le roadie reparaît et rallume les amplis les uns après les autres, suivi de près des quatre musiciens manifestement touchés et heureux d’un tel témoignage de reconnaissance. Un sourire, que l’on sait sincère, illumine le visage de David Eugene Edwards l’espace de quelques secondes ; sincère comme l’a été l’ensemble de la prestation délivrée ce soir, sincère comme le sont visiblement ces quatre hommes qui prennent plaisir à être là, à partager avec le public, sincère comme le sera le vibrant thank you VERY MUCH qu’assènera David Eugene Edwards quelques minutes plus tard, le poing serré, à l’issue d’un Your Russia dantesque.

Les lumières vraiment rallumées maintenant, on ne peut s’empêcher de rester un moment encore, immobile et coi, un peu hagard pour tout dire, à contempler la scène en cours de démontage déjà, comme un ultime instant de recueillement avant un retour vers cette chose étrange que nous sommes quelques centaines à avoir oubliée pendant les deux heures qui viennent de s’écouler : la réalité ! Un passage par le bar du Schouwburg, lieu tout à fait délicieux qui nous rappelle que nos amis Belges savent non seulement organiser de grands concerts mais aussi accueillir le public, permet de conserver un peu de la magie de l’instant.

Merci, Messieurs Edwards, Garrison, Humbert et van Laerhoven pour ce moment de grâce exceptionnel. Vous faîtes partie des très rares artistes qui savent porter et transporter une audience à la seule force de leur musique, tout à fait indifférents aux supercheries audio-visuelles à la mode et autres singeries plus ou moins rock’n’roll destinées à faire crier les filles et à épater les garçons. Bravo ! et respect.

Olivier Bodart

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